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Dictionnaire des curieux (1880)
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Shocking !
Shocking (pron. chokigne) est le participe présent du verbe anglais to shock, choquer, offenser. Ce mot, employé comme exclamation, signifie à peu près : fi donc! — c'est contraire au décorum, à la décence !

Comme nous n'avons pas de mot correspondant exactement a shocking ! cette expression commence à s'acclimater chez nous.

Toutefois, nous ne donnons pas à shocking la même acception que les Anglais. Ils l'emploient toujours fort sérieusement, et nous ne l'employons qu'en plaisantant.

Pour un Anglais, une chose shocking est une chose qui offense la pudeur, qui sort du bon ton. Pour un Français, c'est une chose qui n'offense rien du tout, bien que dite en termes vulgaires.

Cette différence dans l'emploi de shocking tient à ce que le mot décence ne représente pas la même chose des deux côtés du détroit. Nous avons certainement tout autant de pudeur que les Anglais, mais nous avons moins de pruderie.

Chez nous, un monsieur dira fort bien, sans offenser les oreilles de sa famille ou de ses amis : Jeannette, il manque deux boutons à mon pantalon. — En Angleterre ce serait horriblement shocking. — Une dame française dira fort bien à sa domestique : Avertissez la blanchisseuse qu'il manque au linge de mon mari une chemise et deux caleçons. — A Londres, tout le quartier se voilerait devant de telles horreurs : la femme qui tiendrait ce langage serait notée d'infamie, et la blanchisseuse se refuserait certainement à servir une pareille cliente.

Mais, me direz-vous, comment s'y prend un Anglais qui veut faire remettre des boulons à son pantalon, ou une Anglaise qui réclame à sa blanchisseuse une chemise et des caleçons perdus ?

Nos voisins ont différentes manières de sauver la décence; d'abord les périphrases, ensuite les signes, enfin les subterfuges qui consistent à employer des intermédiaires que leur métier astreint moins sévèrement au décorum. Je suppose donc qu'un Anglais bien élevé, lorsqu'il manque un bouton à son pantalon, appelle son domestique, lui montra du doigt le point malade et lui fait signe de l'emporter. Le domestique va trouver la bonne, et fait la même pantomime que son maître; la bonne prend une aiguille, répare le dommage, et le domestique t'en va. Tout s'est passé en silence, et la décence est sauve. Respirons !

A proprement parler, il n'existe pas, en anglais, de mots pour désigner le linge de corps. Le mot shirt, employé pour désigner une chemise d'homme, signifie au radical couverture , cotte ; le mot shift, employé pour désigné une chemise de femme, signifie change, stratagème, etc. Quand au mot drawers, caleçon, il signifie tiroirs, tubes, comme qui dirait : les tiroirs, les tubes des jambes. C'est sans doute de l'anglais que les loustigs parisiens se sont inspirés en appelant un pantalon fusil à deux coups.

Vous me direz peut être que je suis payé par une société évangélique pour vous faire croire que la modestie chrétienne ne se rencontra que parmi les protestants; et vous ajouterai que vous avez vu en voyage des Anglais fumer au nez de nos dames, se camper à cheval sur les chaises de nos hôtels, s'asseoir sur le des et se tenir les jambes en l'air sur la rampe de nos bateaux à vapeur; bien mieux, ôter leurs souliers dans un wagon rempli de monde et mettre leurs pieds à l'aise sur le coussin d'en face avec autant de candeur qu'une jeune Française y placerait un joli bouquet fraîchement cueilli dans les champs où elle vient de s'ébattre.

Tout cela est vrai, mais ce n'est pas shocking. Il s'agit de s'entendre sur ce qu'on appelle décence. Le mot et la chose ne font qu'un pour vous; pour l'Anglais, c'est deux.

M. Francis Wey, dans son intéressant ouvrage Les Anglais chez eux, va nous apprendre ce qu'on entend par décence de l'autre côté de la Manche. Vous verrez par là que notre vieux proverbe a raison de dire qu'il faut savoir distinguer entre fagots et fagots :

« A Brighton, où j'ai passé deux jours, un Anglais sait se divertir; un étranger ne respire que l'argent et l'ennui. L'été, c'est une ville de bains de mer; l'hiver, une ville de bains d'eau tiède... Dans la belle saison, on se baigne à la mer, devant le quai, qui sert de promenade à la société des deux sexes. Les hommes vont à l'eau complètement nus, ce dont je fut surpris, connaissant la pruderie anglaise. Comme la jetée était peuplée de belles lames, je demandai un caleçon. Nommer un tel objet, c'est faire scandale; le caleçon est shocking, et, de peur de choquer celte pudeur bizarre, ou n'en met point.

» Combien je fus édifié par cette explication! C'était, il m'en souvient, un dimanche, à l'heure où l'on sort des églises, et de longtemps je n'oublierai ce bain dont j'ai craint de ne pouvoir sortir. On m'avait conduit, pour me déshabiller, dans un de ces cabinets juchés sur un essieu à deux roues que l'on charrie jusqu'à la mer et d'où il faut descendre par six échelons. Pour aborder la vague tout se passa bien ; les planches de ce cabriolet cellulaire tiennent lieu de rideau. Par malheur, je m'avisai d'aller, en nageant, assez loin pour contempler de la pleine mer les quais et les maisons de Brighton. C'était l'heure où la marée descend, et quand il fallut regagner la rive mon cabinet roulant, qui naguère plongeait dans les flots jusqu'au moyeu des roues, se trouvait à sec à quinze pas au-dessus du niveau de l'eau.

» Pour mettre le comble à mon embarras, trois dames, une mère et ses deux filles, Jeunes personnes d'un aspect décent, et l'une et l'autre jolies, étaient venues s'asseoir sur un banc de fer situé à côté de ma cabine; si bien que, pour sortir du bain, je ne pouvais éviter de passer devant elles. Ces dames avaient leur Bible à la main ; elles revenaient apparemment du prêche, et elles me regardaient nager avec une sérénité parfaite.

» Pour les avertir, sans les offenser, je m'approchai du rivage, me tenant accroupi et ne laissant hors de l'eau que mes épaules. J'arrivai de la sorte assez près d'elles ; si je me fusse dressé tout debout, j'aurais eu de l'eau jusqu'aux genoux. On n'a pas oublié que j'étais dépourvu de tout vêtement shocking, et je n'avais pas, comme le sage Ulysse abordant dans l'Ile des Phéaciens, la ressource de me vêtir d'un caleçon de feuillage. Jugeant donc, à l'immobilité de ces dames, qu'elles ne devinaient pas mon intention, je regagnai la lame en rampant et me remis à nager. Mais on ne peut nager éternellement, tandis qu'on peut sans fatigue rester bien des heures assis sur un banc. Ces dames ne se lassaient pas de se reposer.

» La situation était d'autant plus perplexe, que sir Walter C..., mon hôte à Brighton, m'attendait sur la plage et ne cessait de me crier : — Habillez-vous donc; il est deux heures, et ma mère n'aime pas à retarder le moment du déjeuner.

» Prolonger cette baignade interminable était presque impoli, et l'on ne pouvait y mettre fin sans indécence. Il fallut avouer mon scrupule, ce qui me fut malaisé, car sir Walter s'obstinait à m'écouter de loin, et j'eus toutes les peines du monde à le faire approcher.

» — N'est-ce que cela? s'écria-t-il, mon très cher, nous ne sommes pas en France, et nos dames ne donnent aucune attention à ces niaiseries-là.

» — Considérez donc qu'il faut passer aussi proche d'elles que si j'allais les saluer.

» — Considérez aussi qu'elles ne peuvent s'éloigner sans paraître attacher à cette situation une importance qui les compromettrait.

» L'argument était original ; il fallut s'en contenter. Je me levai lentement, et, cherchant une contenance à la fois insouciante et modeste, évoquant les traditions perdues de l'innocence des premiers âges du monde, je défilai devant les trois dames immobiles qui ne daignèrent pas détourner la vue. Seulement, je sentis que j'étais devenu très rouge; ce qui aura donné de ma candeur une médiocre idée : la pudeur anglicane est pâle. Si j'avais eu le pouvoir de Diane, qu'avec plaisir je leur aurais jeté de l'eau au nez pour les changer en botes cornues et venger le chasseur Actéon!

» Quand nous fûmes de retour au logis, sir Walter égaya du récit de ma mésaventure sa femme, qui me dit : — Rassures-vous, ces dames sont honorables, mais dévotes et puritaines. Comme elles n'approuvent point qu'on se baigne le dimanche, elles se sont campées là à dessein, afin que votre embarras vous servit d'enseignement.

» Voilà, certes, la plus étrange leçon de morale et le plus singulier exemple de ferveur religieuse que l'on ait jamais Cités !

» Peut-être aurais-je omis cet incident, s'il ne se rattachait à d'autres observations sur la pruderie anglaise. A vrai dire, elle se prend surtout aux mots : la plupart du temps, la décence bénévole se laisse sauver par une périphrase, et l'art de faire tout deviner sert de contrepoids à la rigidité du vocabulaire...

» Quand les Anglais ne sont pas de glace, ils sont sujets à tomber dans le dévergondage. Les mœurs publiques traduisent nettement ces penchants extrêmes. La famille est rigide et bien close, la mise en scène du vice s'étale en public avec crudité. Il suffît pour s'en convaincre de s'égarer en plein jour au milieu des parcs de Londres.

» Ainsi, la pruderie n'est guère qu'une convention : la forme est sévère, les mots sont voilés, le langage est intolérant; mais, en réalité, la pudeur n'est que revêche, elle manque de sincérité. »

Conclusion : Ne vous avisez pas de parler de crème fouettée devant des Anglais; ils croiraient que la crème a, comme les enfants indociles, un endroit que l'on fouette, et que l'impudente a laissé voir cet endroit, ce qui serait le comble du shocking.

Les Français, eux, mangent la crème, sans penser à mal ; ils mangent même des pets de nonnes, et l'absorption de ces bons beignets soufflés n'a jamais fait naître dans leur imagination la moindre idée irrévérencieuse.

La décence est comme la politesse; elle a sa source dans le cœur; en général, les mots, par eux-mêmes, ne sont pas indélicats; tout dépend de l'idée qu'on y attache. Il est même à remarquer que les personnes dont le langage est un peu cru, sont moins sujettes à caution que les mijaurées dont la langue ne se permettrait pas le moindre écart, mais dont la pensée libertine ne laisse échapper aucune occasion de souligner, par un geste ou un coup d'œil, des mots anodins sous lesquels elles trouvent moyen de découvrir une grivoiserie.

Ces personnes sont le fléau des sociétés et des familles. Elles ont fait rougir plus de jeunes fronts que toutes les crudités des vieux soldats. Le pire, c'est qu'il ne faut pas essayer de se justifier avec elles ; elles vous répondent obstinément : Mais si! mais si! j'ai parfaitement saisi; c'est très leste, mais c'est très joli. Il ne faut pas recommencer, mon enfant.

Elles ressemblent, pour l'obstination, à ce commensal du marquis de Bièvre qui voulait absolument trouver un calembourg dans chaque parole de son ami.

— Voilà des côtelettes délicieuses, j'y reviens, dit un jour le marquis en déjeunant.
— Pour le coup, je ne comprends pas celui-là, fit le commensal.
— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas?
— Ah! pardon, je saisis maintenant; délicieux! délicieux! Ce qu'il dut y avoir de plus saisi dans l'affaire, ce fut le marquis.

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