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Dictionnaire des curieux (1880)
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Donec eris felix... — Les rats déménagent
Ovide avait déplu à Auguste : il fut exilé sur les bords du Pont-Euxin. Là, au milieu des forêts, partageant l'existence de peuplades à demi-sauvages, l'harmonieux auteur des Tristes et de l'Art d'aimer, exhalait en strophes plaintives les regrets que lui causaient la patrie perdue, les amitiés évanouies, et, disons-le aussi, l'absence des plaisirs de Rome. Car Ovide était, comme Horace, un épicurien, dans le mauvais sens du mot.

On a comparé Madame de Staël, exilée à Coppet, sur les bords du Léman, au poète latin exilé dans les forêts humides du Danube. Comme Ovide, l'auteur de Corime s'est lamentée; de même qu'il regrettait Rome, elle regrettait Paris et le ruisseau de la rue du Bar. Mais on ne peut établir de comparaison morale entre les vers qu'Ovide adressait aux maîtres de Rome, pour obtenir sa grâce, et la fière prose que la fille de Necker envoyait à Bonaparte pour lui demander de lever la sentence de son exil. Le premier s'humilie; la seconde se justifie, et sa prière peut se résumer en ces mots : L'homme le plus puissant du monde a t-il donc peur d'une femme?

Parmi les vers qu'inspirait à Ovide l'amertume de l'exil, deux sont restés dans le langage courant :

        « Donec eris felix multos numerabis amicos :
        Tempora si fuerint nubila, solus eris »

Tant que tu seras heureux, tes amis seront nombreux; vienne l'adversité, tu resteras seul. »

On rappelle souvent ce distique, en se contentant généralement de citer les trois premiers mots : Donec eris felix... ou les doux derniers : solus eris, tu seras seul.

Rutebeuf s'est inspiré d'Ovide, s'il ne l'a surpassé :

        Ce sont amis que vent emporte,
        Et il ventait devant ma porte.

Le P. Félix a comparé les faux amis qui s'enfuient à l'approche de l'adversité, aux oiseaux qui, perchés sur un arbre, s'envolent aussitôt que la cognée du bûcheron a retenti sur la tige.

La langue populaire possède une locution moins poétique que le solus eris, mais que son cachet pittoresque et le détail curieux auquel elle fait allusion, renden tdigne d'une mention.

Si les parasites s'éloignent d'un puissant qui tombe; si les capitaux s'éloignent d'une entreprise; si l'indifférence succède à l'engouement pour un personnage ou une idée, — le peuple dit : les rats s'en vont, — les rats déménagent.

Cette façon de parler vise un fait singulier de l'histoire des rats.

On a remarqué— et ce pronostic n'est pas trompeur — que lorsque les rats désertent une maison, c'est que cette maison menace ruine.

Comment ces rongeurs peuvent-ils être informés de la situation ? Probablement par un examen des fondations près desquelles ils établissent leurs retraites, et surtout par les craquements, imperceptibles pour l'homme, mais très perceptibles pour eux, qui se produisent par suite de la désagrégation de la maçonnerie. On sait en effet que les rats ont le sens de l'ouïe d'une délicatesse extrême, et pour la ruse, ils en revendraient aux chats, ce qui n'est pas peu dire.

Il y a quelques années, un employé de la voirie parisienne remarqua, vers les trois heures du matin, une légion de rats qui sortait des soupiraux d'une cave. Quand ils furent réunis sur le trottoir, ils se rangèrent en bon ordre et, à un petit cri du chef de la bande, partirent en colonne serrée vers une destination inconnue.

Le voyer, qui connaissait le dicton, alla prévenir le propriétaire de la maison et, sans lui dire sur quoi il basait son opinion, l'invita à faire visiter le bâtiment par des architectes, le provenant qu'il menaçait ruine. Le propriétaire objecta que sa construction n'avais pas vingt ans et qu'elle était solide comme les Pyramides. Toutefois, il se décida à appeler des hommes du métier, et fit bien, car ceux ci déclarèrent que des éboulements étaient imminents et qu'il fallait évacuer la maison au plus vite.

Quelques naturalistes accusent le rat d'être lui-même l'auteur des accidents que sa fuite pronostique. C'est, disent-ils, en fouissant le sol des fondations, pour y établir ses terriers, qu'il finit par ébranler la base des maisons. Pline raconte en effet que des cités entières ont été détruites par des légions de rats, et il n'est pas impossible qu'une grande quantité de ces rongeurs ne puisse, en s'attaquant tantôt aux charpentes, tantôt au mortier et même aux pierres, désagréger complètement les différentes parties d'un édifice. Mais il est plus probable que le fait qui nous occupe est dû plus particulièrement à la finesse de l'ouïe chez les mis, qui les avertit du moindre symptôme de ruine.

Du reste, pour l'intelligence, les rats viennent en première ligne parmi les animaux. Les ruses, sans cesse nouvelles, qu'ils mettent en jeu à bord des vaisseaux pour se procurer de l'eau et des vivres, font le désespoir des marins et des armateurs. La soif surtout les rend ingénieux.

Il arrive quelquefois que l'eau est si bien protégée contre leurs attaques, par des plaques de fonte, qu'il ne leur reste d'autre alternative que de mourir de soif ou d'aller sur le pont recevoir celle qui tombe du ciel. C'est ce qu'ils font, et on les voit parfois grimper dans les voiles pour y recueillir les gouttes de pluie amassées entre les replis. Mais il ne pleut pas toujours a leur gré. Dans cette situation désespérée, on a vu les rats d'un navire s'attaquer à une barrique d'eau-de-vie, y pratiquer une ouverture, et s'enivrer comme des porte-faix. Remarquons on passant que les rats ne boivent d'eau-de-vie que quand ils n'ont pas d'eau ordinaire, et que les porte-faix font justement le contraire.

Les rats, comme tous les autres animaux donnent souvent des leçons de morale aux hommes.

Il y a quelques années, un journal anglais rapportait le fait suivant :

Un riche fermier des environs de Londres, venu au marché de la capitale, s'était levé de fort bonne heure pour disposer l'emplacement de ses marchandises. Tout en faisant ses préparatifs, il remarqua à l'ouverture d'une gouttière le corps d'un rat qui sortait lentement à reculons. Le rongeur parut bientôt en entier, et le fermier s'aperçut qu'il tenait par l'oreille un autre rat qui paraissait invalide. Derrière l'invalide se trouvait un troisième rat qui poussait. L'invalide resta là immobile, et les deux autres, se mettant immédiatement en chasse, allèrent lui quérir des vivres parmi les détritus de la voie publique. Ce manège dura quelques minutes, au bout desquelles le vieux rat fit des gestes qui signifiaient clairement : J'en ai assez, mais je boirais bien quelque chose. Les deux autres comprirent, et l'un d'eux, illuminé d'une idée soudaine, ramassa une brindille de bois, la plaça entre les dents de l'invalide, saisit un des bouts, et fit signe à son partenaire de procéder de même. Le trio, avec les allures modérées que commandait la situation, se dirigea alors vers une mare où l'invalide se désaltéra amplement. Puis ils repartirent, le faible toujours remorqué par les forts, à l'aide de la brindille, regagnèrent l'ouverture du trou par lequel ils étaient venus, et disparurent.

Le brave Anglais avait compris qu'il venait d'assister au déjeuner d'un vieux rat, impotent et aveugle, qui, fatigué de sa réclusion, avait voulu faire encore une promenade avant de mourir. Il se garda bien de déranger les pauvres et admirables bêtes et, dit le publiciste qui a rapporté ce fait, il pleurait eu racontant avec quelle délicatesse respectueuse, quelle sollicitude tondre et intelligente les deux valides s'acquittaient de leur devoir.

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