Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usitées au Canada
INTRODUCTION
Le 10 février 1763, le traité de Versailles cédait le Canada à
l'Angleterre, et le drapeau français retraversait les mers sous la garde des
braves qui l'avaient si noblement défendu, et qui, abandonnés, décimés, écrasés
par le nombre, n'avaient pas voulu quitter le sol qu'ils avaient illustré par
tant de luttes glorieuses, sans y laisser au moins le souvenir d'une dernière
victoire.
Un pavillon jusqu'alors abhorré flotta sur le Cap aux Diamants. Deux
siècles de découvertes, de travaux et de combats héroïques, devenaient inutiles.
Tout semblait perdu, fors l'honneur!
Qui aurait pu prévoir alors que le petit groupe de malheureux qui ne
purent regagner la France à la suite du chevalier de Lévis, formeraient, un
siècle plus tard, deux millions d'âmes disséminées sur tout le continent
américain, unies ensemble par deux liens sacrés, la même foi et la même langue?
Ce miracle s'est opéré pourtant. En dépit de tout, le Canada est resté
français, et les Canadiens sont aujourd'hui un peuple distinct, homogène, ayant
sa religion, ses lois, ses universités, sa littérature—et, grâce aux libertés
constitutionnelles que lui garantit la Grande-Bretagne—pouvant, autant que qui
que ce soit au monde, se vanter d'être son propre maître.
La race française a donc une vitalité exceptionnelle, puisque la conquête,
l'isolement et même la persécution n'ont pu ni paralyser la croissance numérique
ni entraver le développement prodigieux de cette poignée de colons ainsi
violemment séparés de leur mère-patrie!
Que les Canadiens soient restés catholiques, cela peut surprendre
l'historien; mais ils auraient pu renoncer à leur idiome sans perdre la foi de
leurs pères: l'exemple de l'Irlande est là pour le prouver. Pourquoi donc
ont-ils si énergiquement et si fidèlement conservé la langue française?
Cette question demanderait des développements qui ne tiendraient pas dans
le cadre d'une Introduction. Mais il me semble qu'à part le fait que, par la
prédication évangélique, la langue française est toujours demeurée identifiée,
pour ainsi dire, avec la religion, une des causes principales de sa conservation
se trouve dans son originalité même et dans le cachet particulier que lui donne
la civilisation qu'elle représente. Voilà où je vois le secret de sa
préservation, en même temps que celui de son influence sur le monde américain.
Du Nouveau-Brunswick à la Louisiane, il y a des descendants de Français
qui citent Racine à côté de Pope, Victor Hugo à côté de Shakespeare. De ce
mélange de deux civilisations souvent rivales et toujours distinctes, il ne peut
manquer de sortir un élément puissant, un peuple qui aura son caractère propre,
lequel sera la résultante nécessaire de toutes les forces que les divers groupes
nationaux de l'âge présent auront su mettre en jeu.
Cette thèse de l'influence de la langue française en Amérique a reçu une
sanction officielle de la part de lord Dufferin, dans sa réponse à l'adresse que
lui présenta l'Assemblée Législative au moment où il quittait le pays, et tout
récemment, au banquet de la Saint-Jean-Baptiste, de la part de son successeur à
Rideau-Hall, le marquis de Lorne. Tous les deux ont exprimé cette pensée que,
loin d'essayer à faire disparaître le français, l'autorité anglaise devrait au
contraire en favoriser la diffusion, comme un moyen sûr de faire profiter les
populations du Dominion des grandes idées que la France représente dans le
monde, et de donner à la nationalité qui est en voie de formation sur cette
partie du continent une originalité véritable et féconde.
A nous, Canadiens-français, de profiter des larges libertés que nous donne
la constitution anglaise, pour imprimer le plus fortement possible le sceau de
la France sur ce peuple nouveau.
Or le moyen le plus efficace d'y arriver, c'est de conserver notre belle
langue avec un soin jaloux. Mais conservons-la intacte, et pour cela, il faut
l'étudier. La langue française est la plus belle des langues modernes, mais
peut-être aussi la plus difficile. Il ne suffit pas de connaître les règles des
participes sur le bout du doigt pour savoir le français; et quand on est parvenu
à l'apprendre, ce n'est pas encore tout: il faudrait le bien parler. Et sur ce
point une réforme ne serait peut-être pas déplacée dans nos collèges et nos
pensionnats de jeunes filles. Les icitte, les bin, les itout,
les pantoute—pour citer quelques-uns des barbarismes populaires qui
s'introduisent dans la conversation de nos classes réputées instruites—devraient
être sévèrement proscrits de nos maisons d'éducation, au même titre que les
anglicismes. Malheureusement on n'y fait que très peu d'attention; et il en
résulte que même ceux qui écrivent passablement leur langue, la parle
quelquefois d'une façon atroce.
«La langue française, c'est un diamant d'un prix inestimable; c'est une
oeuvre d'art travaillée par les siècles, d'une beauté à nulle autre pareille.
Tout le monde l'admire, elle charme tout le monde, bien qu'elle ne livre ses
secrets qu'à un petit nombre; il faut être amoureux d'elle, l'aimer beaucoup,
lui faire longtemps la cour, et elle ne se donne qu'à celui qui sait la vaincre
par un labeur persévérant et une longue constance. Mais quels trésors elle
révèle à ses favoris! Sa délicatesse exquise ravit l'intelligence; elle est tout
amour et tout gaieté, pleine de noblesse et d'enthousiasme, accessible aux
sciences comme à la fantaisie, à toutes les hautes pensées comme à tous les
sentiments dignes; elle comprend votre coeur, et seconde votre esprit. Si vous
la possédez, rien ne vous décidera jamais à y renoncer. Vous la garderez comme
votre meilleur bien.[1]»
C'est en 1870 que M. Dunn écrivait ces belles lignes. Il veut sans doute
en prouver la sincérité en publiant aujourd'hui ce Glossaire, oeuvre unique chez
nous. On ne peut que l'en féliciter, car il a voulu contribuer à polir un
«diamant» dont le prix est, dans toute l'acception du mot, «inestimable.»
LOUIS-H. FRÉCHETTE.
Montréal, 1er décembre 1880.
[1]
Pourquoi nous sommes Français, par OSCAR DUNN. Montréal, 1870. |