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Dictionnaire des curieux (1880)
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Soûl comme une Grive
La grive n'est pas un oiseau français. En temps ordinaire, elle vit surtout en Ecosse, en Danemark, en Suède.

Les Ecossais tiennent la grive comme le plus harmonieux des oiseaux. Walter Scott, dans l'Abbé, prête ces paroles à un partisan de Marie Stuart : « Je crois entendre la voix de cette reine infortunée; je crois entendre sa voix aussi douce, aussi harmonieuse que le chant de la grive. »

« Parlez, dit M. Raspail, aux chasseurs du centre de la France de la voix mélodieuse de la grive, et dites-leur qu'en Ecosse son chant inspire l'imagination des bardes du pays, ils seront tentés de rire de votre crédulité et des oreilles des Ecossais; et, quand vous ajouterez que Marie Stuart chantait comme une grive, au dire des historiens, ils auront une triste idée du timbre enchanteur de cette reine de beauté, dont la hache seule du bourreau put rompre la magie, même après dix-huit ans de la plus dure captivité. Pour eux, tout le répertoire de la grive des vignes est dans les deux coups de l'appeau. »

La grive chante en Ecosse parce que c'est en Ecosse qu'elle aime et fait son nid. En France, elle ne chante pas, parce qu'elle n'y vient que pour manger.

L'une des variétés de la grive a reçu le nom de mauvis, du latin malum vitis, fléau de la vigne.

C'est surtout en automne, dans les régions viticoles, qu'on rencontre la grive. Elle parcourt les vignes et s'y gorge de raisin à tel point que, souvent, ses organes alourdis ne lui permettent plus de s'envoler et la livrent sans défense au plomb, même à la main du chasseur.

Il n'est donc pas étonnant que nos pères aient comparé à une grive un homme alourdi par la boisson.

Ce proverbe nous rappelle une curieuse histoire.

Un médecin célèbre, très sobre d'ordinaire, s'était oublié un soir à boire plus que de raison. Quand il rentra chez lui, ses jambes flageolaient et il sentait dans sa tête de petits picotements qui lui indiquaient clairement qu'il avait mal aux cheveux. Il allait se mettre au lit, quand son domestique vint le prévenir qu'un de ses clients, personnage fort riche, le faisait mander immédiatement.

Notre médecin hésite, puis, réunissant ce qui lui reste de sang-froid, il se fait conduire à l'hôtel de son client.

Celui-ci, étendu dans son lit, immobile, semble agoniser ; il ne donne d'autre signe de vie qu'un râlement sourd.

Le médecin s'approche, veut tâter le pouls, tirer un diagnostic; mais sa main tremble et sa vue est si trouble qu'il cherche le pouls dans le voisinage du coude; comme Sganarelle, il aurait alors placé le cœur à droite.

Si la raison était obscurcie, la conscience du devoir restait entière. Le médecin se dit en lui-même qu'il s'exposerait à commettre un crime en donnant une ordonnance, et furieux, maudissant sa faute, il s'éloigne du lit on se décernant à lui-même le compliment suivant : Pourceau ! tu es soûl comme une grive.

Le lendemain, l'infortuné disciple d'Esculape était seul assis dans son cabinet, sombre, rêveur, et calculant les conséquences de la scène de la veille. A ce moment, le domestique de son client entre et lui remet un pli.

Le docteur l'ouvre en tremblant. Il y trouve un billet de mille francs avec les lignes suivantes :

« Docteur,

» Permettez-moi de vous envoyer les honoraires de votre visite de cette nuit.

» Malgré l'état d'abrutissement où je me trouvais, j'ai parfaitement distingué les paroles que vous avez prononcées en vous éloignant de mon lit. Elles ne m'indiquent que trop que vous aviez deviné immédiatement le genre de mal dont je souffrais. Croyez que le dégoût que vous avez manifesté ne sera pas une des moindres raisons qui me porteront à me corriger d'un vice repoussant.

» J'ose espérer que je n'ai pas besoin d'invoquer le secret professionnel pour que personne ne connaisse jamais dans quel état honteux vous m'avez vu. »

C'est le docteur qui dut bien rire.

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